[Article Expert] Cultiver la Culture en Rhizome

Roei Amit Directeur Général, Grand Palais Immersif

Les nouvelles évolutions de la culture conjuguées avec de nouveaux modèles économiques ; quelques exemples dans un monde en pleine mutation pour continuer à cultiver la culture.

En latin cultura signifie habiter, honorer, travailler, cultiver, - l’essence même de l’activité humaine - ce sont des créateurs et des publics, des événements et des institutions notamment, tous parties intégrantes d’un écosystème qui évolue dans le temps. Cette caractéristique d’être toujours dans un contexte oblige à s’adapter et à évoluer constamment - tout particulièrement en ce moment même, à la lisière d’une pandémie mondiale, d’une révolution numérique galopante et d’enjeux écologiques et sociétaux brûlants. Dans ce monde en mutation accélérée, il faut continuer à travailler la culture ; et cela en rhizome.

Par Deleuze et Guattari, le concept de Rhizome désigne des structures évoluant en permanence et dans des directions diverses et interconnectées – c’est ainsi qu’on peut poser la question des modèles économiques où les réponses ne peuvent qu’être diverses, hybrides et multiples.

 

Les valeurs de l’en ligne

Les mois de confinement et de fermeture de lieux culturels ont accéléré de manière importante le développement des offres culturelles en ligne. Bien avant cette crise, la culture a commencé à se déployer en ligne, et cela depuis l’émergence des canaux et des terminaux qui se sont multipliés les dernières décennies, cf ordinateurs, tablettes, smartphones, casques, etc. Ce déploiement néanmoins n’a pas constitué de nouvelles recettes pour certains secteurs culturels importants, mais plutôt des dépenses. Ce développement a été conçu surtout par le biais de la médiation, de la promotion et de la communication. Privés de leur modèle économique habituel, basé surtout sur l’attraction du lieu et les valeurs des activités in-situ, les musées, les théâtres et autres lieux de performances notamment ont besoin de trouver de nouvelles ressources.

En proposant des productions et éditions adaptées et innovantes en ligne, des modèles d’achat à l’acte ou en abonnement, à l’instar de la VOD ou la SVOD, arrivent notamment aux musées. Visite des expositions et lieux patrimoniaux, en autonomie ou accompagné avec un.e guide conférencier.e, en 360° ou en vidéo interactive ont vu le jour ces derniers mois, ex. visites de sites patrimoniaux du CMN (Centre des monuments nationaux), Paris Musées, l’Institut Giacometti, ou la Cité du Design de Saint-Étienne, pour en nommer quelques-uns. Mais aussi des séries de cours et de conférences auxquels on peut s’inscrire à l’unité ou pour un cycle. L’exposition « Noir et Blanc, chefs d’œuvres de la photographie » qui ne pouvait pas ouvrir au Grand Palais a trouvé un public en ligne, pour des visites autonomes dans l’exposition numérisée, accompagnée par une médiation de l’audio-guide ou par une rencontre en direct avec un.e conférencier.e avant ou après cette visite.

Un autre format en cours d’exploitation est la visite en direct avec un.e guide au Château de Versailles ou au Grand Palais fermé en raison de travaux  ; visites originales pour avoir des vues et des accès inédits à des endroits inaccessibles parfois même quand on les visite sur place. La simultanéité de la présence en ligne du guide et du visiteur constitue ainsi un rendez-vous – une destination temporelle, qui participe à la création de valeur et genre de l’exception. L’engagement d’un public qui paye son « entrée  » en ligne, accroît considérablement le temps de visite sur une page web. L’étendue territoriale et internationale est plus importante, parfois même au-delà du faisceau horaire. Au paiement à l’acte s’ajoute l’abonnement ; par exemple une offre de cours d’histoire de l’art en ligne, proposant un cycle de cours hebdomadaires qui a pu fédérer plusieurs milliers de personnes. Une formule qui s’est ajoutée à des propositions de cours en présentiel d’une part et d’autre part complète des séries de Moocs gratuits apprenant l’histoire de l’art (cf site internet du Grand Palais : www.grandpalais.fr).

D’autres offres payantes ont vu le jour, comme la retransmission en direct ou en différé de spectacles vivants, de concerts ou de pièces de théâtre, comme celles de la plateforme de l’Opéra de Paris. Ce pas franchi récemment, où des offres en ligne peuvent avoir de la valeur économique au-delà de leur valeur symbolique, est une évolution importante. Cette évolution de modèle et de source de recettes va continuer à muter même après la crise, avec une diversité et une multiplicité des modes d’exploitation qui s’ajouteront l’une à l’autre, et qui devraient s’installer dans le paysage des offres en ligne – tant l’OTT (over the top) l’est pour le cinéma et l’audiovisuel. Pourtant ce contexte d’offres, fortement concurrentielles qui est en expansion hyperbolique, oblige les acteurs culturels à trouver leur place et des éléments différenciants.

La NFT (jetons non fongibles) pourrait représenter un nouvel axe de ressources et cela peut-être même, au-delà des œuvres numériques originales. Ce nouveau procédé pourrait donner lieu à des éditions et productions où le suivi de leur authenticité et de leurs utilisations grâce à la Blockchain développerait des nouveaux usages ; et pourrait ainsi diversifier les ressources pour les artistes, créateurs et institutions, même si la configuration de ce marché reste encore à venir.

L’en ligne est par nature disparate et dispersé, multiple et hyperbolique, c’est un rhizome en soit ; le contexte de l’hyper offre ne propose aucunement une seule solution ou un nouveau modèle, mais il ouvre la possibilité de multiplier et diversifier des ressources, créer des rhizomes pour des modèles hybrides. Le développement en ligne d’offres culturelles évolue de sa place secondaire par rapport à l’offre principale, il est désormais à considérer comme partie intégrale et intégrée des modèles. En même temps les valeurs de l’in situ persistent et constituent un élément différenciant important ; il pourrait apporter de la singularité et encore plus de valeurs aux aspects dématérialisés – un rhizome physique et digital à la fois.

 

Les extensions des domaines de l’in-situ

Le lieu physique comme destination, attraction et source de valeur importante ne disparaît pas avec le numérique et la pandémie… Bien au contraire. Le « partout et tout le temps » que développe l’en ligne voit également se renforcer les valeurs de l’« ici et maintenant  ». L’in-situ reste un pivot, un vrai aimant mais qui s’articule de plus en plus, avec ses pendants numériques en ligne - la présence spatiale et temporelle est une des valeurs sûres qui s’enchevêtre avec les potentialités numériques. Le festival Palais Augmenté qui a eu lieu en juin 2021 au Grand Palais Éphémère sur le Champ de Mars est un exemple. Des œuvres « virtuelles » mais qui sont ancrées dans un espace qui est vide à l’œil nu, créent une présence tout aussi réelle, même si on peut les observer qu’à partir des écrans. Ce premier festival dédié à la création artistique naissante en réalité augmentée, est aussi un exemple d’un nouveau modèle où un acteur industriel développant notamment des infrastructures techniques, un acteur d’équipements et de nouveaux médias participatifs, se réunissent pour soutenir l’événement et ses artistes.

Un autre exemple pour une mutation d’offre culturelle in-situ articulée dans un nouveau modèle, est la création du Grand Palais Immersif - filiale de la RMN-GP (Réunion des musées nationaux et du Grand Palais) dédiée aux nouveaux formats d’expositions à dominance numérique ; format qui conjugue immersion, narration et interaction dans un espace physique à grande échelle où le public est invité à explorer un territoire d’offres à la fois sensibles et informatives. L’exposition Pompéi a rassemblé plus de 200 000 visiteurs à l’été 2020 après avoir été présentée en ligne pendant le premier confinement où elle a pu fédérer près d’1,3 M de visiteurs.

La création de cette filiale est devenue possible grâce à l’engagement de la Caisse des Dépôts et à son Programme d’Investissements d’Avenir ainsi que celui de Vinci Immobilier, qui partagent tous deux la vision articulant physique et digital - pour une création de nouveaux lieux culturels au cœur de l’urbanisme de demain.

Ces nouvelles hybridations sont aussi au centre de l’expérience « Scan Pyramide » de la société Émissive. Le public équipé de casques en réalité virtuelle vit une expérience en groupe de visite commentée par un.e guide de la pyramide de Guizeh, tout en restant physiquement à Paris (cf. Cité de l’Architecture)  ; une grille tarifaire renouvelée pourrait positionner ce type de visite plus comme un spectacle qu’une visite au musée. Son exportabilité permet aussi de modéliser sa rentabilité sur le plus long terme.

La visite « HoloLens » en réalité augmentée de la Galerie des espèces menacées et disparues du Muséum national d’Histoire naturelle, par la société Saola propose encore une variation, pour une expérience mélangeant animation numérique et observation physique, et cela pour un supplément au prix du billet à partager entre le musée et la production. Les nouvelles typologies des offres qui mélangent physique et numérique invitent à réfléchir à la réinvention des modèles économiques de la culture, où public et privé, startups et institutions, font évoluer de concert leurs modèles, leurs expertises et leurs savoir-faire.

 

Rhizome

Le Rhizome permet d’appréhender la multiplicité et l’innovation des offres comme celle des modèles économiques qui les soutiennent. Le concept de Rhizome est celui de structures qui évoluent en permanence, dans plusieurs directions, nécessite aujourd’hui plus que jamais une attention grandissante, qu’il s’agisse des contenus comme des canaux de partage, sous les signes de la diversité, de l’hybridation et de l’écologie.

Il faut continuer à cultiver la culture et inventer des modèles, des associations et des interconnexions audacieuses, volontaires, et avec responsabilité, pour que la culture toujours en mouvement puisse continuer à nous habiter et être partagée au mieux avec le plus grand nombre.