[Article contre-tendance] Le télétravail : repenser son habiter ?

Philippe Duhamel Professeur de Géographie à l’université d’Angers et directeur du gis études touristiques

Le télétravail est une pratique imposée à bon nombre de salarié.e.s du fait de la pandémie de la COVID-19. Si les premiers temps pouvaient apparaître agréables pour celles/ ceux qui disposent d’un espace de travail chez eux, il a tout de suite posé des problèmes aux salarié.e.s dont l’espace domestique est de taille réduite, accentués par la présence des enfants présents à domicile du fait de la fermeture des établissements scolaires.

Pourtant, tout le monde s’est accordé pour dire que cette pratique du télétravail était nouvelle voire révolutionnaire. Certes l’ampleur prise par cette manière de faire est inédite et d’ampleur mais elle fut imposée et pour beaucoup, contraignante. La question est de savoir si elle survivra à la COVID ou pas et pour cela se demander si le télétravail est une nouveauté ou une évolution lente mais inéluctable des nouveaux rapports au travail et au lieu de travail (le bureau) noués par les actifs depuis un certain temps déjà ?

Dès lors, la COVID ne serait pas le révélateur de nouvelles pratiques professionnelles et de nouveaux modes de vie, d’une nouvelle manière d’habiter le Monde, mais un accélérateur de tendances, comme le sont souvent les crises.

En effet, la question du télétravail, c’est-à-dire le fait de travailler chez soi, pose fondamentalement celle du mode de vie des individus et celle d’habiter les lieux au sens où certains géographes l’ont posé comme Jacques Lévy et Michel Lussault, à savoir « les spatialités des acteurs individuels » (2003).

 

Le télétravail : une révolution spatiale ?

Traditionnellement, qu’il s’agisse des sociétés paysannes ou industrielles, chaque individu habite sur le lieu de l’exercice de son travail dans une relation de proximité évidente et même érigé en système de contrôle pour les ouvriers : passer sans transition de la mine ou l’usine à la maison sans croiser des services (bar) qui auraient constitué autant de lieu d’échanges et possiblement de contestation de l’ordre économique et politique établi. En revanche, de tout temps, les élites économiques et politiques vivaient et travaillaient chez eux, disposant d’un bureau, de salons (qui pourraient être considérés comme des salles de réunions) ou de bibliothèques pour mener à bien leurs travaux et rencontres. Et de manière contemporaine, les enseignants, les universitaires ou chercheurs sont les personnes qui disposent d’un lieu de travail à domicile et ne se rendent sur le lieu de travail que les jours d’enseignements, de séminaires ou réunions et/ ou pouvant ne pas s’y rendre sur des périodes longues, le temps de la rédaction d’un article, d’un livre ou des corrections de copies/partiels ou d’une mission à l’étranger.

Travailler chez soi signifie pour tous, avoir un espace dédié. Cela implique donc un investissement afin de disposer de 10 à 15 m2 supplémentaires pour y installer un bureau. De plus, ça signifie également ne pas être en relation avec l’extérieur (sortir tous les jours, voir ses collègues ). Une forme d’isolement est constitutive de ces métiers. Cette double logique (présence d’un bureau/ isolement) explique les grandes difficultés aujourd’hui pour certains salariés d’habiter et de travailler au même endroit, longtemps.

La société tertiaire qui advient depuis un demi-siècle a remis profondément en cause ce mode de vie ancestral en dissociant progressivement lieu de résidence et lieu de travail et conduisant à une première révolution spatiale : le temps de parcours entre lieu de travail et lieu de résidence n’a cessé de s’amplifier et l’unité de mesure est devenue « la durée » et non plus « le kilomètre ». La démocratisation de l’automobile et la construction des voies rapides de circulation comme le développement des réseaux de transport en commun ont permis aussi d’accroître la distance-temps entre lieu de travail et lieu de résidence. Ces logiques sont très variables selon la taille des villes qui accueillent les actifs : les mobilités pendulaires des actifs parisiens et des actifs angevins ne sont ni de même ampleur, ni de même portée. Ces évolutions ont même induit une autre évolution : la dissociation radicale entre les lieux jusque-là évoqués. Ainsi fleurirent dans les années 1980 et 1990, les appellations de « turbo-prof » et « turbo-cadres » pour désigner ces personnes qui vivent en famille une partie de la semaine dans une petite ville ou à la campagne alors que leur emploi est dans la grande ville ou la capitale plus distante.

 

Le télétravail : une émanation des nouvelles technologies ?

Pour que d’autres évolutions adviennent, il a fallu d’autres innovations : les NTIC. Incarnées par le fax et le minitel dans les années 1980, puis accentuées par la diffusion progressive des ordinateurs portables et des mobiles, elles sont les outils nécessaires mais non suffisants de l’avènement du télétravail. Ces outils permirent ainsi à des actifs de vivre ici et de se rendre travailler ailleurs quelques jours tels que ces professionnels de l’événementiel rencontrés en 1993 : habitant le village de Deia à Majorque, ils organisaient à distance toute une série d’événements sur la péninsule ibérique et se rendaient sur place quelques jours avant leur déroulement.

Mais la révolution numérique des années 2000 permit de franchir un nouveau cap : internet, réseaux sociaux, transfert dématérialisé de tout type de document facilitent les échanges et les interactions. Sans être ensemble au même endroit, on peut maintenir un lien. Les WhatsApp ou autres WeChat permettent de communiquer loin à moindre frais, les outils comme Zoom / Teams écrasent les distances et compriment le temps : chacun peut expérimenter alors un sentiment puissant, celui de l’ubiquité car nous pouvons être partout à la fois là où, auparavant, la distance et le temps de déplacement nous auraient obligé à sélectionner.

Dès lors, appareillée de tous ces outils, notre maison devient ce lieu à partir duquel nous avons accès au Monde (le Monde que chacun de nous, s’est construit par ses relations professionnelles et personnelles). Et finalement, tout ne va pas si mal, même si… Alors pourquoi rester vivre là où nous sommes. Surtout lorsqu’il s’agit de la grande ville vécue comme bruyante et polluante voire anxiogène pour certains. Il est possible d’imaginer un autre habiter, ailleurs. Voilà pourquoi, villes moyennes proches de Paris et lieux touristiques deviennent désirables et attrayants. Pour ces derniers, après la venue des habitants temporaires (touristes) et des résidents permanents (actifs du tourisme), avaient succédé de nouveaux habitants temporaires (voyageurs d’affaires et étudiants) et de nouveaux résidents : d’anciens touristes venus à la retraite pour vivre aux pays des vacances.

Grâce à la crise sanitaire de la COVID-19, une nouvelle phase de résidentialisation dans les lieux touristiques ou les villes moyennes semble s’ouvrir. Ne seront concernées que les personnes dont le statut ou la fonction est compatible avec ce nouvel habiter.

Cahier-Tendances 2021

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