[Article contre-tendance] La distance est-elle de proximité ?

Sophie Lacour Docteure en Sciences de l’information et de la communication, DG ADVANCED TOURISM

Maintenant que nous avons tous été confrontés, plus ou moins, à la virtualisation forcée, à la communication sans contact et sans rencontre, à la disparition du présentiel, ce qui n’était qu’un futur est devenu un présent pour bon nombre d’entre nous. Alors quid de cette vie à distance, peut-on vivre ses visites culturelles, ses rencontres professionnelles, et plus largement ses vacances à distance ?

 

Le virtuel est-il capable de se substituer au réel ?

 

Le virtuel est un point de vue

Les premiers usages des technologies virtuelles datent d’environ 20 ans et étaient

principalement utilisés pour reconstituer des monuments disparus, comme l’abbaye de Cluny. Mais le virtuel c’est aussi la captation de la réalité et sa mise à disposition à distance ou sur site, voire son enrichissement par des surimpressions. Formidable outil pour le tourisme, il permet la visite ou la rencontre à distance par exemple. Cependant présenté comme une représentation fidèle de la réalité, le virtuel, qu’on le veuille ou non, est une interprétation subjective de la réalité.

 

Quand il s’agit d’une reconstitution, d’un monument disparu, de la recolonisation d’une façade d’église, d’un produit qui n’existe pas encore, il peut y avoir un doute quant à la véracité de l’image que l’on vous propose.

 

Mais quand ce sont des images à 360°, d’un lieu, d’une chambre d’hôtel, d’un plat par exemple, on présente ça comme « sans mensonge, sans dissimulation » car c’est la réalité qui est filmée. Et pourtant, Roland Barthes nous l’a bien enseigné : une image c’est un cadre et un cadre c’est un choix. En effet, lorsque l’opérateur filme l’hôtel, la plage, l’objet et même la réunion, c’est de toute façon une partie de la réalité. L’emplacement de la caméra, la hauteur du point de vue, la lumière, le choix de l’heure, c’est tout autant de facteurs qui font que la réalité n’est qu’un moment, un court espace-temps qui ne la représente pas dans son entièreté.

 

Chacun est un être qui perçoit le monde à sa façon

Les sens, c’est physiologiquement une question de récepteurs et de transcripteurs. C’est Aristote qui a défini les sens selon 5 capteurs : le nez, les yeux, les oreilles, la bouche, les doigts.

 

Ce qui est surprenant, c’est que nos sens ne sont pas une valeur universelle. Par exemple, nous ne sentons pas tous la même chose, plus de 100 paramètres peuvent modifier l’odorat. L’âge, le sexe, le genre (les femmes sentent mieux que les hommes), le lieu d’habitation. Mais aussi l’état de nos récepteurs et la génétique : une enquête a récemment montré que 9% des Français et 20 % des Allemands souffrent de troubles de l’odorat. Même notre culture influence notre perception. Toutes nos différences culturelles et physiques ne permettent donc pas réellement de recréer la réalité. Tout au plus peuvent-elles en donner un aperçu. De plus, cet aperçu pourrait être contreproductif.

 

L’an dernier, pendant l’IFTM Top Résa, j’ai proposé à une startup québécoise, Déjà Vu, de créer une expérience unique fondée sur l’odeur. Audrey a donc créé plusieurs odeurs : intérieur de Notre-Dame de Paris, café parisien etc. L’odeur de Notre-Dame, un mélange d’encens, de vieux livres et de pierres a dérouté plusieurs personnes qui ont visité la cathédrale en plein été, avec des milliers d’autres personnes et qui donc n’ont pas retrouvé ce qu’ils avaient perçu. Le bistrot a suscité beaucoup d’enthousiasme, mais certains ont trouvé que cela ne ressemblait pas aux odeurs aseptisées des grandes enseignes de café qu’ils fréquentent habituellement. Nous sommes donc bien là dans l’interprétation du créateur. Ceci nous montre aussi que toute expérience ne peut être qu’individuelle, et in situ, en personne sur le lieu pour véritablement « sentir », ressentir la destination.

 

Doit-on rencontrer l’autre ?

 

Mon image réelle ou mon avatar ?

Dans les événements tels qu’ils sont actuellement proposés, deux solutions s’offrent à vous : soit c’est une vidéo en direct, soit c’est un avatar (cf VivaTech 2020). Dans le cadre d’une vidéo, c’est donc vous-même qui êtes filmé, le plus souvent assis à un bureau, avec une caméra face visage. Cette solution, la plus courante, ne permet pas de bouger ni de se déplacer. On peut aussi, vous représenter avec un avatar, sorte de version « dessin animé » de vous-même. Cela permet de bouger dans un environnement virtuel, où les autres sont eux aussi des « dessins » ainsi que les objets que vous examinez. Quelle que soit la solution retenue, plusieurs problèmes apparaissent qui sont tout autant de freins à la qualité de la relation/communication.

La communication non verbale peut-elle être virtuelle ?

Beaucoup d’expressions de la vie courante : « on est sur la même longueur d’onde », « je ne peux pas le voir », « je ne peux pas le sentir » relèvent de ce que l’on appelle la communication non verbale. Si nos paroles ont un impact certain, notre gestuelle, notre attitude, notre regard, « parlent » bien plus que nos simples mots.

 

Même si tous les chercheurs ne sont pas d’accord sur le pourcentage exact, tous s’accordent sur le fait que les mots que nous employons ne représentent qu’un petit pourcentage des informations perçues par notre interlocuteur (5 à 20 % selon les écoles). Environ un tiers est transmis par l’intonation de notre voix. La grande majorité de notre message serait donc véhiculée par notre langage corporel.

 

Un guide par exemple nous communique une multitude de signes non verbaux qui sont indispensables à la communication : un clin d’oeil, un sourire en coin, une grimace, sont tout autant de signes qui appuient ou changent le sens du discours.

 

Dans le cadre d’une rencontre, d’une discussion au sujet d’un contrat, d’un projet, outre ces signes, l’espace joue aussi un grand rôle. La distance que vous allez établir entre vous, la posture (domination, en retrait) sont tout autant de signes nonverbaux mais explicites, qui posent les bases de la conversation que vous allez avoir.

 

Dans une rencontre virtuelle, ces signes sont très peu, voire pas du tout perceptibles. Lors d’une réunion par exemple en visio conférence, vous vous asseyez à votre bureau et vous prenez bien garde à ne pas sortir du champ. De même, vous ne pouvez pas vous rapprocher, faire des apartés, vous éloigner de quelqu’un ni faire des petits signes de connivence. De plus, les interlocuteurs réagissent inconsciemment aux messages non verbaux mutuels. Quand quelqu’un se recule, ou penche le buste en avant, vous réagissez immédiatement à ces postures en fonction de ce que vous ressentez de la personne ou de la situation dans laquelle vous êtes en train d’évoluer.

 

Enfin, le non verbal ajoute une dimension supplémentaire au message, pouvant parfois être en contradiction avec celui-ci. Sans en être pleinement conscient, vous pouvez percevoir des signes négatifs en totale contradiction avec ce qui est énoncé et donc réagir en conséquence.

 

Certains courants de pensée intègrent même le vêtement à la communication verbale. D’aucuns peuvent être sensibles à la façon dont la personne porte un vêtement, au choix des accessoires ou des marques et donc inclure cela dans l’interaction, la transaction qu’ils sont en train de faire ou le jugement qu’ils portent.

 

La part du non verbal est essentielle dans la communication, et la rencontre sans présentiel, par son cadre plus rigide, soustrait une bonne partie de la communication et donc de son efficacité. On a besoin de ressentir l’autre, dans le plein sens du terme.

 

Peut-on tisser du lien virtuellement ?

 

Le partage fait partie de l’expérience

Les émotions sont des processus dynamiques causés par des événements précis et parfois inattendus et elles influencent totalement la façon dont nous percevons un événement et interagissons avec lui. De plus, lorsque nous exprimons notre émotion, nous avons tendance à vouloir la partager avec l’autre, nous autorisons aussi celui-ci à exprimer ce qu’il ressent et ainsi nouons une relation. Ce faisant, nous répondons à l’un des besoins fondamentaux des êtres humains : tisser des liens.

Admettez qu’une finale de coupe du monde dans un stade ou derrière son écran de télévision n’ont pas tout à fait la même saveur. Passer de la peur à l’espérance, vibrer à l’unisson, ressentir la tristesse ou la joie, célébrer la victoire, l’expérience du lieu, du collectif et du contact physique et humain n’a pas d’égal. Le partage fait donc partie de l’expérience, c’est parce qu’on communique ensemble que l’on a plus de plaisir. À distance, en virtuel, il y a très peu de possibilité de partager cette émotion.

 

L’expérience de la destination ou de l’événement, c’est une somme d’inattendus

L’expérience de la destination ou de l’événement, c’est aussi une somme d’inattendus. D’inattendus sensoriels, l’odeur du jasmin au détour d’un chemin de bord de mer, le goût de la glace, l’éclat d’un reflet, mais aussi l’inattendu de la rencontre. La personne assise sur sa chaise dans une petite rue tranquille de Dubrovnik qui vous raconte sa ville à sa manière, la famille qui pêche au bord de la Garonne et partage avec vous un des meilleurs sandwichs que vous ayez mangés. Et qu’est-ce qui fait que ce sandwich est le meilleur ? le pain, le jambon ? C’est plutôt la façon dont on vous l’a offert, le fait de le partager avec d’autres humains dans des conditions   bien particulières qui suscitent à leur tour des émotions originales et uniques.

 

Quand on se rencontre la créativité émerge

Enfin, s’agissant plus précisément de la rencontre professionnelle, force est de constater que les idées de collaboration, la créativité, émergent bien souvent pendant la pause cigarette, le repas, bref tous ces moments informels qui ne peuvent pas exister dans l’événement à distance ou virtuel. Si les professionnels de l’organisation d’événements prennent bien soin de créer ces temps de rencontre hors cadre, c’est bien parce qu’ils sont indispensables et enrichissent le colloque ou la conférence.

 

Ces moments favorisent ce que l’on nomme joliment « la fertilisation croisée » et sont des vecteurs potentiels de créativité, d’émergence de nouveaux possibles et d’innovation.

 

 

Conclusion

 

Le virtuel n’est donc pas une substitution de la réalité et ne remplacera jamais le réel et le véritable déplacement. Gilles Deleuze souligne que le contraire de « virtuel » est « actuel » et non « réel ». Le virtuel est donc bien une composante de la réalité et réinvente l’accès à la culture, au patrimoine et au tourisme mais de façon fragmentaire, incomplète au regard de la complexité de la relation humaine.

 

Pour de multiples raisons liées à nos sens, à notre besoin de lien social, à nos émotions, nous avons absolument besoin de vivre le réel, que ce soit dans la destination aussi bien que dans l’événement.

 

Pour terminer sur ce besoin de rencontre physique entre êtres humains, j’évoquerai la récente Journée Mondiale du Câlin. Un câlin a en effet des vertus bénéfiques insoupçonnées. Le câlin permettrait de lutter contre la déprime et les virus en contribuant à la production de l’ocytocine, hormone-clé de notre bien-être. Son niveau dans le sang est ainsi directement lié à notre capacité de gestion du stress et à la qualité de nos relations sociales.

Et à distance et en virtuel : pas de câlin !

 

 

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Cahier-Tendances 2021

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