[Article contre-tendance] Parcours artistiques et mémoires urbaines

Virginie Loisel Directrice artistique de l’association Double face

L’Association Double Face oeuvre depuis une quinzaine d’années à la construction de parcours artistiques au coeur de la rénovation urbaine des quartiers populaires, ancrés dans des territoires périurbains. Parfois inscrites en résonance avec le bâti, des ruines et des chantiers, ces actions en friche interrogent la mémoire du lieu et sa métamorphose vers une transition de son histoire. Ces propositions éphémères rendent hommage au vécu des habitants, les souvenirs se transmettent, s’échangent avec des artistes qui élaborent de nouvelles formes de rapport à l’oeuvre artistique. L’événement est ouvert au public sur une période courte (du week-end jusqu’à quelques semaines), il est l’occasion pour les visiteurs de découvrir une expérience artistique décalée réalisée dans un lieu emblématique hors de Paris intramuros.

 

La région parisienne se transforme, se réinvente autour de Paris qui semble de plus en plus petit. Des lieux, des ensembles d’habitations disparaissent peu à peu, et sont remplacés par de nouveaux quartiers, plus adaptés aux normes actuelles. Le Programme National pour la Rénovation Urbaine (PNRU- 2003-2013 puis 2014-2024) a permis de transformer des quartiers en difficulté depuis près de 20 ans. Les grands ensembles deviennent des terrains d’expérimentations pour la politique de la ville et doivent répondre à des enjeux de développement, par exemple en Ile-de-France, où plus de 150 zones urbaines sensibles prendront toute leur place dans le cadre du Grand Paris.

 

Le périurbain est l’objet de multiples spéculations mais c’est aussi, pour les artistes, un espace sensible à explorer, interroger, valoriser et expérimenter. Si un quartier entier se métamorphose lors d’une opération de rénovation urbaine, il semble important de transmettre la mémoire des lieux et des habitants avant sa disparition.

 

Ces traces du passé, failles et objets sensibles qui se logent dans les habitations devenues friches, ces quartiers murés, ces terrains vagues et rues fermées, ces gravats sont un ensemble de signes qui permettent à chacun de projeter son propre chaos. Les projets menés par Double Face tentent de reconstruire temporairement un espace de réflexion, de reconstitution imaginaire dans ces lieux vides et de s’adresser à l’intimité secrète d’un habitant fantôme.

 

Les projets

 

Double face a été missionné en 2019 par Grand-Paris-Aménagement – EPA ORSA (Établissement Public d’Aménagement Orly-Rungis-Seine-Amont) pour investir un site en transformation à Ivry-sur-Seine, démolition d’un bâtiment emblématique de la ville communiste : La cité Gagarine. La mission proposée était d’imaginer un projet artistique qui fédère les habitants et acteurs du quartier autour d’un dernier hommage à la cité. « Le Voyage de Gagarine », s’est réalisé entre mars et octobre 2019 avec 150 Ivryens dont 50 artistes. Ce bâtiment avec ses 384 logements a fait les grandes heures du logement populaire et du passé ouvrier de la ville, il concentrait à lui tout seul une multiplicité d’histoires et de mémoires très présentes porteuses d’un fort patrimoine immatériel. Le collectif des artistes impliqués dans cette aventure s’est d’abord montré presque intimidé, chargé d’une forte responsabilité pour rendre hommage à 50 ans de vie commune puis s’est senti peu à peu très inspiré par le lieu.

 

Quelques années plus tôt, en 2009 et 2010, le projet « Mondes d’apparts » avait rencontré un certain succès, il concernait les derniers mois d’un immeuble investit par des artistes et des habitants dans un quartier en rénovation de Garges-lès-Gonesse, Les Doucettes. Cette friche surnommée le « musée éphémère », avait fédéré beaucoup d’acteurs du quartier et des villes aux alentours. L’ensemble des appartements formait un parcours qui évoquait des histoires réelles ou imaginaires du quartier. Le public était ému, les médias sont venus, les installations artistiques sous une forme contemporaine se sont imposées à tous, accessibles, justes, sensibles et stimulantes. Trois ans plus tard en 2013, un nouveau projet devait voir le jour au coeur du quartier des Sablons en rénovation à Sarcelles : « Métamorphoses ». Cette fois, ce n’est pas dans un immeuble en friche mais dans les rues directement que se sont installés 20 cubes de 4 m2 imaginés par chaque groupe d’habitants-participants. Le quartier entier est une friche, des pelleteuses, grues et terrains vagues et les quelques immeubles fraichement sortis de terre cohabitent avec ces cubes regroupés par 5 ou 6 dans différents lieux du parcours fléché. Le public, muni d’un plan, a ainsi déambulé d’un cube à l’autre, avec des propositions ludiques, contemplatives ou d’intérêt documentaire.

 

Le processus de création

 

Les projets artistiques mis en place depuis la création de double face s’inscrivent la plupart du temps dans les territoires en politique de la ville. Ces actions se développent à partir d’une demande de la part de nos partenaires ou à notre initiative et rassemblent les habitants. Ces derniers vont oeuvrer à l’unisson au cœur d’une direction artistique, en résonance avec leur vécu. Double face apporte une base, un réceptacle, une forme, une idée, le projet se construit collectivement, lentement, au gré des rencontres et des envies, des résonances et revendications.

 

Le Voyage de Gagarine a donc permis de créer un collectif d’habitants susceptible de s’impliquer et évoquer l’histoire collective d’Ivry-sur-Seine. Cette ville du Val-de- Marne, en chantier de l’aménagement de la future agro-cité du quartier Gagarine-Truillot, regorge de lieux en friche, certains réinvestis en ateliers d’artistes depuis une quinzaine d’années. Cette multiplicité d’artistes ivryens a permis de réunir un collectif éclectique composé de personnalités diverses, d’âges et d’expériences différentes. Au bout du processus, peintures, sculptures, installations, créations sonores, vidéos, cinéma ont jalonné le voyage avec une très grande diversité de ton, de forme et de sens.

 

Événement et accueil du public

 

Que ce soit un bâtiment inclus dans un grand ensemble d’habitat social, un collège, ou dans la rue directement, ces actions artistiques proposent la visite de lieux inédits, habituellement inaccessibles au public. Durant « Le Voyage de Gagarine », près de 4 000 visiteurs se sont baladés dans les couloirs des appartements avec une grande curiosité et des installations libres des artistes (casser des murs, recouvrir de peinture, faire le vide ou le plein).  Ce bâtiment concentrait à lui tout seul une multitude de récits imaginaires et de mémoires vécues, et nous avons constaté au cours des deux week-ends un engouement extraordinaire. Les visiteurs, qu’ils soient ivryens, parisiens, provinciaux ou touristes étrangers, toutes classes sociales et générations confondues, ont été émus, car chacun à sa manière, avec ses références, se reconnaissait dans les oeuvres. Ce parcours s’apparentait à une galerie d’art d’un genre nouveau, non réservé aux initiés, et accessible à un large public, tout en étant exigeant et ambitieux. De plus, l’événement artistique s’est déroulé avec un esprit d’indépendance des institutions et permet une expérience libre, protéiforme, hors des sentiers habituels. La friche artistique et ses artistes-résidents ont joué le rôle de médiateur culturel et ont éprouvé une grande satisfaction à construire cette proximité entre l’art, l’histoire collective et les visiteurs, avec une attention toute particulière envers les habitants, bouleversés, qui ont connu la cité. Pendant l’ouverture au public, la construction des oeuvres était présentée avec un ou plusieurs guides, avec un plan, au gré de la visite. Des comédiens de la compagnie Kokoya ont aussi déambulé et proposé un spectacle déambulatoire dans les appartements et les couloirs sur « Les fantômes de Gagarine ».

 

L’ouverture au public de ces friches éphémères permet à chaque participant, qu’il soit artiste ou non d’exprimer ses obsessions avec ce qu’il trouve sur place, chacun tisse des liens avec l’imaginaire et raconte une histoire universelle. Ces événements artistiques et culturels éphémères sont articulés à un projet social. Ils investissent des lieux décalés où l’exploration artistique et la médiation, prennent un autre sens et le rendent accessible à tous. Ils sont inscrits dans un programme d’urbanisme transitoire, lequel devient un véritable outil d’aménagement des territoires, comme celui de relier un projet urbain à un hommage collectif qui laissera une trace dans le futur quartier.

Cahier-Tendances 2021

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